A partir de 1750 environ, en Normandie comme ailleurs, une très importante littérature s'attache à explorer le territoire provincial, élaborant les connaissances, les procédures et les codes d'appréciation qui vont en modeler l'identité. Une image régionale surgit dont l'auteur suit ici la construction à travers l'évocation des milieux érudits, la construction du passé, la découverte du paysage. ©Electre 2025

Dans un pays où, sous l'action d'un Etat fortement centralisé, territoire national et sentiment national paraissent indissolublement liés, la région occupe une place paradoxale. Forgée par les aléas de l'histoire, la province fut écartée par les constituants au profit du département, dont la nouveauté, les dimensions plus réduites et le dessin uniforme semblaient offrir un espace intermédiaire mieux à même de garantir l'unité nationale. Loin de se dissoudre, l'espace de la région est devenu, en perdant toute dimension institutionnelle, celui de la mémoire, où se forge la relation affective qui relie l'individu au territoire qui l'a modelé et où il trouve ses racines.

Placée géographiquement et historiquement à mi-chemin de Paris, auquel elle est reliée par la "grand-rue" formée par la vallée de la Seine, et de l'Angleterre, qu'elle subjugua jadis et dont elle apparaît parfois comme une province d'outre-mer, l'identité normande est explorée dès la seconde moitié du XVIII^e siècle. Les travaux des archéologues et des artistes britanniques, premiers découvreurs de son patrimoine gothique, ceux des administrateurs, des enquêteurs sociaux, des géographes ou des voyageurs venus de Paris, apparaissent bien moins importants que l'action des élites provinciales. Organisées de façon précoce dans un réseau de sociétés savantes particulièrement dense et entretenant une relation étroite avec les érudits d'outre-Manche comme avec les autorités parisiennes, elles mettent au point un projet d'étude collectif visant à mettre au jour les fondements de l'identité provinciale. Sous-sol, sol, végétation, productions agricoles, industrie, mœurs et coutumes des paysans ou des habitants du littoral sont ainsi l'objet d'un recensement minutieux qui privilégie cependant les marques du passé, parmi lesquelles ces monuments "élevés, dit l'archéologue et érudit Auguste Le Prévost, par la main de nos pères, en rapport avec nos paysages autant qu'avec nos croyances, nos habitudes et les dispositions les plus intimes de nos âmes" : les grands édifices religieux du Moyen Age, dont les érudits normands entreprennent le classement et l'étude et qui deviennent bientôt, avec la Tapisserie de Bayeux, les emblèmes de la province.

Ainsi surgit une image régionale que la révolution touristique va permettre à la nation de s'approprier. Dès la première moitié du XIX^e siècle, guides touristiques et lithographies répandent par le texte et par l'image, avec la connaissance des sites, le mode d'emploi de leur contemplation, et permettent l'identification du provincial avec un "type" aisément reconnaissable : ils définissent les points de repères à partir desquels se construit, aux yeux des Français, la représentation de leur pays.