Un coup de coeur de Alexandre Delacotte
Letizia Battaglia est née en 1935 à Palerme. Elle restera profondément attachée à cette ville et à la Sicile jusqu'à sa mort en 2022. A travers son récit, on prend connaissance d'une vie peu commune et habitée d'une grande générosité. Adolescente, elle grandit face à un père qui lui impose cette idée : " A quoi bon faire des études, de toute façon un jour tu vas te marier, ça ne te sert à rien." Pour échapper à cet enfermement, elle se marie très jeune et devient mère de trois enfants. Pour autant, elle n'obtient pas davantage de son mari dans sa quête d'épanouissement. Letizia Battaglia révèle qu'elle commence à vivre à 35 ans, quand elle quitte son mari et débute sa carrière de reporter-photographe pour L'Ora, au début des années 1970. "Je suis venue à la photographie par hasard. Je n'avais ni la culture suffisante ni l'envie de photographier. Je voulais devenir écrivaine. J'ai commencé à photographier sérieusement en 1974. Avant, j'étais journaliste ou, plutôt, j'écrivais pour gagner mon pain." Elle dirige par la suite l'équipe de photographes du quotidien. En 1977, elle fonde une galerie de photographie, tout en dirigeant des ateliers de théâtre à la Real Casa dei Matti (l'hôpital psychiatrique de Palerme). C'est également à cette période que la mafia change de stratégie et opte pour une escalade de la violence jusqu'au milieu des années 1990 avec les assassinats des juges Falcone et Borsellino. Letizia Battaglia, notamment à travers son travail de reporter-photographe, documente les crimes commis par la Cosa nostra et les procès. Elle participe à un travail informatif, emprunt d'un caractère qui invite à la mobilisation et à la lutte. "Je photographiais tout. Brusquement, mes archives se sont remplies de sang. Des archives de douleur, de désespoir et de terreur, de jeunes drogués, de jeunes veuves, de procès et d'arrestations. Chez nous, Franco et moi étions entourés de mort, de personnes assassinées. C'était comme être au milieu d'un carnage. [...] Je sentais que je devais combattre. Il en allait de ma responsabilité, car j'appartenais au peuple sicilien. Nous ne devions pas permettre que la partie corrompue de la société décide de l'avenir de tous. C'est ainsi qu'avec mon appareil photo, je suis devenue folle, j'ai vécu une vie désespérée." Son travail sur la mafia, extrêmement puissant, participe à faire sa renommée. Letizia Battaglia devient internationalement reconnue lorsqu'elle remporte le prix photographique "William Eugene Smith" en 1985. Cette distinction récompense un travail qui dépasse le cadre du regard qu'elle porte sur la Costra nostra. La photographe sicilienne documente la vie quotidienne de Palerme avec une grande empathie. Elle poursuit son engagement politique en devenant adjointe au maire de Palerme, puis en obtenant une place de députée au parlement régional. Une aventure éditoriale voit également le jour quand elle crée les éditions "battaglia" en 1992 et si le Centre International de la Photographie de Palerme est créé en 2017 c'est en grande partie grâce à elle et ses fonds. Elle dirigera logiquement cette institution jusqu'à sa mort. Avec ce texte elle évoque aussi ses modèles, Pasolini, Koudelka, Pina Bausch...
La seconde partie, écrite par son amie Sabrina Pisu, permet de mieux nous rendre compte du contexte politique et social dans lequel vivait Letizia Battaglia. Elle met en lumière ce qu'était L'Ora, "une leçon de journalisme et de photojournalisme qui a fait date et a apporté une contribution importante à la construction d'une conscience civique parmi l'opinion publique de Palerme." Elle précise les caractéristiques, le fonctionnement de la mafia, et donne à comprendre comment la lutte contre la Cosa Nostra a été menée. Elle cite cet adage qui s'est cristallisé parmi les citoyens de Palerme à l'époque où la violence de la mafia semblait sans limite : "ce n'est pas la peine de faire des projets, parce que toute façon on ne pourra pas les réaliser, et ce n'est pas la peine de les réaliser, puisque de toute façon tout sera détruit."
Ce livre invite, avec une incroyable force, à préserver nos manières empathiques de vivre ensemble.