Un coup de coeur de Isabelle P.
Dans les années 70, alors que le tumulte de mai 68 s’est tu, c’est l’effervescence au parti communiste qui voit notamment les maoïstes s’organiser au sein des classes ouvrières: c’est la grande époque des “établis”, ces étudiant.e.s qui choisissent volontairement de travailler dans les usines afin d’y amener la lutte des classes.
C’est ainsi qu’une douzaine de personnes, des couples d’origines sociales différentes, vont adhérer au projet d’un certain Fernando, réfugié espagnol anti-franquiste qui prône donc le travail en usine et organise une véritable vie communautaire.
Mais le personnage de Fernando recèle bien des zones d’ombres et le leader va progressivement se transformer en un personnage autoritaire, intransigeant et violent. Pendant 10 ans, ce “prophète rouge” va instaurer un rapport de défiance entre les membres du groupe et de soumission à son autorité. Organisant en permanence des autocritiques faites de procès, de dénonciations, de harcèlement moral qui détruisent psychologiquement chacun des membres du groupe, l’expérience se transforme en cauchemar sans que la plupart des protagonistes ne remettent en cause ni la légitimité de leur chef charismatique ni ses pratiques d’une violence psychologiques, morales et même physique. Tentative de suicide, de meurtre, séparations entre conjoints mais aussi entre parents et enfants, les témoignages des anciens membres du groupe sont édifiants.Trente ans après, les traumatismes sont encore présents et pour certains la parole reste encore impossible à prendre. Mais les journaux tenus par le groupe à l’époque sont là, implacables.
A travers cette histoire, Julie Pagis questionne cette forme d’emprise et les rouages du charisme tel que Max Weber l'avait décrit dans son livre sur La Domination : une soumission entière et consciente construite sur fond d’admiration aveugle et d’engagement militant. Mais l'enquête prend une tournure rocambolesque lorsque remontant le passé de Fernando, la sociologue se heurte à des dossiers des services secrets. Fernando devient alors un personnage à la lisière de la réalité et de la fiction: insaisissable, usant à la perfection des techniques de manipulation bien connues des services d’espionnage, il plonge la sociologue elle-même dans une forme de fascination dont elle avouera avoir du mal à se défaire.
On ne ressort pas indemne de ce livre qui questionne notre rapport à la domination et surtout à la soumission car le pouvoir charismatique même s’il est instable comme le souligne Max Weber et à son tour Julie Pagis, il est avant tout fort de tous ceux qui lui sont librement assujettis. Et cela dépasse largement les classes sociales.