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Comprendre le conflit ukrainien

Une actualité de Libraires
Publié le 05/03/2022
« L’intervention militaire russe en Ukraine déclenchée dans la nuit du 23 à 24 février 2022 a surpris par sa violence et sa brutalité. Cette nouvelle guerre au cœur du continent européen fait non seulement ressurgir le spectre de la guerre froide, mais rappelle également à quel point la paix est fragile. »
Comprendre le conflit ukrainien - Un dossier de Olga Gille-Belova

« L’origine principale de cette guerre réside dans la difficulté des dirigeants politiques et militaires russes à faire face à la nouvelle donne géopolitique en Europe et à reconnaitre pleinement l’indépendance des Etats voisins issus de l’éclatement de l’URSS en 1991. Le déni de possibilité envers les Ukrainiens de faire leurs propres choix en matière de système politique, de modèle économique et social ou d’orientation de la politique étrangère a été une constante de l’attitude officielle russe depuis la fin du XXème siècle car il remet profondément en question l’attractivité de la Russie en tant que pôle d’influence régionale et internationale. La demande d’adhésion à l’UE et à l’OTAN formulée par le gouvernement ukrainien depuis la Révolution orange de 2004 et inscrite dans la constitution ukrainienne depuis l’Euromaidan de 2013 a été interprétée comme un affront intolérable. Dans la pensée géostratégique russe, l’Ukraine reste une pièce maitresse sur l’échiquier européen dont les puissances occidentales cherchent à s’emparer pour affaiblir, voir anéantir, la Russie. S’y ajoute une question identitaire sensible liée à la mythologie de l’état médiéval Rous’ de Kiev comme berceau de la civilisation russe et ciment de la fraternité des trois peuples slaves orientaux (Russes, Bélarusses, Ukrainiens), de la protection des Cosaques de Zaporogues contre les seigneurs polonais accordée par les tsars russes au milieux du XVIIème siècle, des guerres de Crimée menées par l’empire russe contre les Ottomans et leurs alliés au cours des XVIII-XIXème siècles, etc. Cette mythologie de la fraternité et de protection a été savamment exploitée et consolidée à l’époque soviétique pour souligner le destin commun des trois peuples.

L’historiographie russe néglige toujours l’importance de l’émancipation nationale ukrainienne marquée dès la fin du XVIIIème siècle, réfute la responsabilité des dirigeants soviétiques dans la grande famine des années 1930 (Holodomor) qui a permis de briser la résistance à la collectivisation des paysans ukrainiens au prix de millions de victimes, passe sous silence la résistance féroce à l’arrivée de l’Armée rouge dans les régions de l’Ukraine occidentale, rattachées par les clauses secrètes du pacte Molotov-Ribbentrop en 1939 et définitivement récupérées après la fin de la guerre. Ainsi, l’aspiration des Ukrainiens à s’émanciper de la tutelle du « grand frère » n’a aucune légitimité aux yeux des dirigeants russes qui n’y voit que « l’œuvre des néo-nazis antirusses téléguidés par les services secrets américains ». La grande mission que s’attribue Vladimir Poutine consiste donc de sauver les Ukrainiens et de les faire revenir leur droit chemin historique à côté du peuple russe coûte que coûte afin de faire face ensemble à l’hostilité de l’Europe décadente et affaiblie sous la tutelle des Etats-Unis qui aspirent à la domination mondiale. Cette vision complotiste ne laisse aucune place à l’idée même du droit des peuples de disposer d’eux-mêmes.

L’objectif russe clairement affiché depuis le début des hostilités consiste à mettre en place en Ukraine un régime politique favorable aux intérêts russes et stopper nette la progression de l’UE et de l’OTAN en Europe orientale. Le prix de cette nouvelle aventure géopolitique russe mettant en péril l’Etat et la nation ukrainienne, risque néanmoins de se révéler bien plus élevé que celui de la guerre en Géorgie en 2008, de l’annexion de la Crimée en 2014 ou de l’intervention militaire en Syrie en 2015. Au-delà de la tragédie humaine propre à tout conflit militaire avec son lot de morts et de destructions, il génère le flot de réfugiés le plus important depuis la seconde guerre mondiale en Europe, qui avoisine déjà un million et pourrait s’élever à 4 millions selon les estimations de l’ONU. L’ampleur inédite des sanctions contre la Russie impacte non seulement l’économie russe, mais aura également d’importantes répercussions sur les économies des pays occidentaux (déjà lourdement éprouvés par la pandémie du COVID), ainsi que sur les marchés mondiaux, provoquant notamment la hausse des prix des matières premières (pétrole, gaz, métaux, céréales, etc.). L’ensemble des acteurs politiques des pays européens devrait faire face aux conséquences socio-économiques de la crise mettant ainsi à
l’épreuve la solidité des institutions démocratiques et l’unité de l’UE. En revanche, cette guerre impopulaire auprès d’une grande partie de la population russe pourrait à terme représenter un défi pour l’élite russe au pouvoir et contribuer à l’érosion de la légitimité et de la solidité du régime autoritaire russe (à l’image de la guerre en Afghanistan (1979-1989) à la fin de l’existence de l’URSS).

Une autre conséquence, et pas des moindres, consiste en un bouleversement profond des équilibres instaurés depuis la fin du XXème siècle. L’un des scénarios consisterait à figer une profonde division du continent à l’image du rideau de fer qui séparait les deux blocs rivaux à l’époque de la guerre froide. L’escalade du conflit accompagnée de la menace à peine dissimulée de Poutine de faire l’usage de l’arme nucléaire représente un risque potentiel qui ne doit pas être négligé. Quant au rêve optimiste évoqué au début des années 1990 de la construction d’une maison européenne commune et d’un espace de sécurité allant de Vancouver à Vladivostok, il n’a jamais semblé aussi illusoire et les incertitudes n’ont jamais pesé aussi lourdement sur le destin du continent européen depuis plusieurs décennies. »

[ La librairie Mollat remercie Olga Gille-Belova, maîtresse de conférences en civilisation russe contemporaine et directrice du département des études slaves à l'Université Bordeaux-Montaigne, pour sa collaboration et la rédaction de ce dossier consacré à la crise ukrainienne. ]

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